...si vous avez manqué le début...
Alors, tout s'accélère.
Pendant que les habitués lâchent entre eux des phrases comme « j'ai les pieds en compote », « j'espère que la collection sera moins merdique que l'an dernier », « tu crois qu'il y aura à manger sur le défilé Lacroix ? » ou dans les cas extrêmes « t'as vu Karl ? Il a pas un peu regrossi ? », une équipe de techniciens vient retirer précipitamment le film protecteur qui recouvrait le podium afin d'éviter que le public féminin ne le raille ou ne le souills avec ses escarpins soldés. En bout de podium, se profile ce qui ressemble étrangement à…un peloton d’exécution, masse informe dont émerge des rangées de cylindres rutilants. Pour bien parler des photographes, parlons de leurs gardiens bodybuildés de type Men in Black, et (selon moi) généralement d’anciens champions régionaux de Tetris.
Car outre leur rôle de maintien de l’ordre dans la foule compacte des photographes, ces cerbères ont en effet pour mission de « placer » les photographes. Placer signifiant dans ce cas compresser les preneurs d’images les uns contre les autres à la manière de touristes japonais sur la ligne 1 du métro un jour de grève, et cela afin d’atteindre le taux optimal de 8 photographes/m². Un confort extrême qui a tendance à rendre ces artisans de l’image très spontanés, notamment en invitant chaleureusement les quelques personnes encore debout à rejoindre séance tenante leur places et à virer leurs gros culs de leur champ de vision « non parce que l'autre fois, j'ai loupé les trois premiers mannequins du défilé Lanvin, alors fait chier, merde, quoi,… ». Habillés au plus pratique pour compenser l’inconfort et la promiscuité, n'hésitant pas à bramer des chansons à boire en attendant (longtemps) le début des présentations, ni a montrer du menton les invitées les moins chastement vêtues (et à en prendre quelques clichés pour les copains), les photographes sont le vent salvateur de normalité qui aère ce pompeux espace clos coupé du monde.
Soudain, brusquement, subitement, la lumière disparait. Arrive alors aux oreilles de l’assemblée une musique donnant le ton du défilé. Si l’on veut (honteusement) simplifier le concept, cela donne ceci : musique classique = classe ; reggae = débridé ; électro = branché ; rock = rebel... Il est évidement possible de croiser les genres, d’où du Beethoven repris à la guitare électrique (classe mais déglingo), du Nirvana version électro (rebel et hype) ou encore du Bob Marley joué par un quatuor à corde (collections débridées mais classe, nécessitant donc d’hypothéquer sa voiture pour s’en payer un tee-shirt). La musique transgressive est souvent un moyen de palier à la grande banalité des défilés. Entendre des légendes du rock utilisées par des marques n’habillant plus que des rombières embagousées croupissant dans leur hôtel particulier des beaux quartiers a toujours quelque chose d’irréel.
Le fond musical lancé, le podium s’illumine alors au rythme des pas du premier modèle qui s’avance. A quoi pense un(e) mannequin lorsqu’il avance sur le podium. Non, pas « le pied droit, puis le pied gauche, puis le pied droit, puis le pied gauche… » comme ton esprit malfaisant vient de le penser, vil lecteur. Pense-t-il/elle « mon dieu, est-ce que ma braguette est bien fermée ? », « je rêve où ils voient mes seins au travers ! » ou encore « vivement que j’ai l’âge de la conduite accompagnée » ? Nul ne le sait. Seule chose certitude : garder péniblement les yeux ouverts face aux centaines de projecteurs qui vous fondent la rétine, conserver sa démarche féline malgré des hauts talons et des chaussures trop petites, et ne pas se laisser décontenancer par les milliers d’yeux qui vous scrutent centimètre par centimètre, c’est un métier. D’autres digresseront sur la maigreur (parfois effrayante) des mannequins, souvent assez jeunes pour être fans de Twilight (oui, je sais, ca fait très jeune). Personnellement, plutôt que de m’apitoyer sur ces derniers, qui choisissent ce métier, je préfère encore de penser aux jeunes gens d’âge et de corpulence comparable qui, malades, n’ont pas choisi d’avoir la « taille mannequin ». (vindiou, comme me v’la sérieux, d’un coup…)
Je vous l’accorde, certains mannequins sont tellement minces qu’on a l’impression de regarder une image 16/9 compressée en 4/3. Sinon, ensuite, rien de particulier ne se passe durant les défilés. A part quelques cas de chutes de mannequins (évoqués en première partie) ou une coupure de courant, peu de chose se produisent durant ce spectacle qui, après une heure d’attente, dure à peine dix minutes. A chaque fin de défilés, tous les modèles repassent une dernière fois sur le podium en file indienne, suivit par le créateur qui sera chaudement acclamé par les mêmes qui, quelques minutes plus tard, n’ont aucun mal à détruire son travail.
Je terminerai en vous comptant cette magnifique histoire vraie qu’il m’a été donné de vivre sur un défilé. Cela se déroulait sur une charmante péniche, dans cette charmante ville de Paris, par un charmant jour d’été. Une hôtesse, aussi charmante que court vêtue, me guide à ma place, devant un podium entouré de chaque coté par deux rangées de sièges. Sur une charmante musique d’inspiration russe, s’avance la première modèle, charmante dans sa robe fourreau au décolleté plongeant. Face à moi, un charmant couple de retraité regarde passé la jeune femme, les yeux brillants par tant d’élégance. Soudain, à ma gauche, un charmant quadragénaire appelle : « hé, Dédé ! ». Le charmant retraité tourne la tête vers l’homme, visiblement l’un de ses amis. L’attention du sénior assurée, l’homme à ma gauche lui fait alors un charmant signe composé d’un point fermé érigé vers le ciel, surmontant un poignet enserré par l’autre main, symbolisant l’érection supposée du charmant retraité devant un spectacle si merveilleux. « Hé Dédé ! C’est des belles robes, hein !!! ».